HYSTORY OF VIOLENCE

Histoires

« La dépouille que vous voyez est celle de M. Bayard, inventeur du procédé qui vient de vous être présenté, et dont vous verrez bientôt les merveilleux résultats. […] Le gouvernement, qui a soutenu M. Daguerre plus que nécessaire, a déclaré ne pas être en mesure de faire quelque chose pour M. Bayard, et l'infortuné s'est jeté dans le fleuve de désespoir. Oh, inconstance humaine ! Pendant longtemps les artistes, les scientifiques et les journaux se sont intéressés à lui, mais maintenant qu'il gît depuis des jours à la Morgue personne ne l'a reconnu ou n'a réclamé son corps ! Mesdames et Messieurs, parlons d'autre chose afin que votre odorat ne soit pas offensé, parce que, comme vous l'aurez probablement noté, le visage et les mains ont déjà commencé à se décomposer. / H.B., 18 octobre 1840. »
Ce texte bref et intense, qui porte la signature d'Hippolyte Bayard, se trouve au verso d'un (désormais) très célèbre autoportrait où il s'était représenté en noyé, réclamant sa reconnaissance en tant que père (un des meilleurs) de l'invention de la photographie. La date en bas le relie aux origines mêmes de cette technologie époustouflante, le posant immédiatement sous le signe d'une utilisation subtilement narrative de ses valeurs documentaires et de la mise en scène. C'est cet artifice qui revendique la fonction déterminante de l'auteur dans sa réalisation, contre la supposée objectivité de représentation mécanique et presque naturelle du référent que la culture du temps lui avait immédiatement attribué et à laquelle, du reste, Bayard lui-même confiait magistralement l'efficacité de sa propre péroraison.
Nombreux sont les éléments qui confirment l'authenticité de ce document constitué par l'intime union, conceptuelle avant d'être matérielle, entre le texte et l'image, ce qui nous permet de dire qu'il s'agit de la première photographie destinée à valoir de preuve. Tout de suite vraie et fausse. Modèle de tous les discours qui seront faits ou pourront se faire par la suite, chaque photographie étant la trace d'un réel, et son icône culturellement connotée, disponible à accueillir significations et sens différents à partir de l'acte photographique, du découpage opéré dans le continuum spatio-temporel comme par l'action constitutive du cadrage. Ce qui change à chaque fois, si changement il y a, c'est le niveau plus ou moins recherché et résolu de sa vraisemblance ou mieux, de sa « véracité » qui est une caractéristique non réductible à la seule intention de l'auteur ni à celle de son lecteur modèle. Pour que se produise cette « suspension of disbelief » dont parlait Coleridge à propos de ses Lyrical Ballads (Biographia Literaria, 1817), pour que la suspension du doute et l'incrédulité aient lieu, il est indispensable de disposer de la bonne volonté d'un lecteur empirique. Aujourd'hui, personne ne pourrait concevoir comme vraies certaines des premières photos réalistes de soldats tombés au combat pendant les campagnes du Risorgimento italien ou lors de la Guerre Civile américaine, aussi bien mis et ordonnés. Ces photos réélaboraient sur le champ de bataille de solides traditions iconographiques d'origine picturale, alors que nous sommes disposés à croire à certaines manipulations digitales qui dans un futur même très proche sembleront naïves. Plus que les allégories photographiques d'Oscar Gustave Rejlander et de Henry Peach Robinson, presque contemporaines, où l'artifice était manifeste mais seulement rendu plus ambigu justement par le recours à la photographie, ce sont ces images de guerre, de violence et de mort (parfois présumée) qui nous interrogent encore, pour ce qu'elles nous disent autour du problème de la relation avec le temps, problème central dans chaque mise en scène photographique. Ou plutôt — plus particulièrement, plus intimement — pas avec la condition substantielle ou représentative de ce qui arrive, mais plutôt de ce qui est arrivé, de ce qui a été, et donc uniquement pour cela, demeure inaccessible. C'est dans cet horizon qu'a été pensée l'analogie entre la mort et la photographie, c'est là que plus opportunément on peut penser celle entre la mort du corps et la photographie: « il est là mais il n'y est plus », c'est la pensée qui accompagne le regard qui se pose sur le corps privé de vie. « Il est là et il n'est (plus) là », c'est la réflexion face à ce que la photographie représente. Il reste une présence dans laquelle nous reconnaissons, presque par degrés, sous certains aspects, une ressemblance avec la réalité que (peut-être) nous avons connue. Une certaine relation, un rapport qui est en même temps trace et mémoire. Le corps et la photographie sont tous les deux trace et figure, symbole parfois, d'un événement qui peut devenir mémoire et souvenir.
Dans cette série de Claudio Cravero, où la narration photographique affronte le thème de la mort violente (peut-être la seule à laquelle puisse s'appliquer l'artifice de la mise en scène) la question s'avère être poussée à bout puisque l'auteur ne nous place pas face à la réalité de la mort comme interruption d'une continuité et scellement d'une vie mais comme une représentation de la suspension du temps. Définitive et circonscrite, mais aussi infinie: le temps interrompu (qui n'est pas le temps de l'événement tragique, n'est pas la fin de la vie) se répète ad libitium, à chaque regard qui se pose. À chaque regard, il continue dans sa représentation.
Et la représentation continue en se montrant en tant que telle. La mise en scène n'est pas conduite jusqu'au seuil du mimétisme total, elle ne se loge pas dans la réalité des événements: elle est comme retenue. Les modalités avec lesquelles chaque scène nous est offerte semblent être les premières à suggérer et presque à conduire à l'incrédulité et pas à sa suspension. Ceci se produit à travers le recours à certains artifices rhétoriques, à certains mécanismes expressifs qui déterminent un effet trouble, auquel peut-être (nous pouvons supposer) correspond un exorcisme du thème, une nécessité personnelle, trop personnelle pour être interrogée de l'extérieur.
Dans cette série qui se présente comme une classification typologique d'histoires de violence ordinaire (presque un répertoire) abondent les rappels des grands modèles de l'iconographie picturale (de Mantegna à David) comme des citations les plus souterraines (peut-être dont on ne se souvient pas: évoquées qui sait d'où) d'un maître caché du surréalisme photographique comme Paul Nougé ou d'une image emblématique comme TV Murder de Helmut Newton. Mais surtout on peut noter l'utilisation fidèle et bien reconnaissable de tics de la photographie journalistique (cadrages, lumières, découpages), mais seulement pour les théâtraliser, en conservant une position (bien plus qu'un point de vue) qui correspond à quelque chose que nous pouvons appeler distance de sécurité qui se manifeste dans le choix de s'arrêter sur le seuil du lieu où le drame (ou ce qui en résulte) a eu lieu, sur l'avant-scène dirons-nous. C'est ensuite la même scène qui révèle une mise en scène savante et minutieuse, loin du chaos et du hasard: tout est bien ordonné, avec des corps et des objets savamment disposés, rien de détruit, rien de cassé. Pas une trace de sang. Pas une blessure. Aucune visibilité accordée aux visages contractés par la peur lors de sa mort violente. Non identifiables mais pas moins connotés pour autant: chaque élément du contexte nous parle d'eux. Ils sont morts sans drame, là où il arrive de mourir sans coup férir: un mémento mori sub specie photographica où à côté et au-delà du thème explicite nous reconnaissons une réflexion sur la photographie même, un contenu de méta narration qui rend ce travail encore plus intéressant.

Pierangelo Cavanna



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