HYSTORY OF VIOLENCE

"La mort comme sceau de la perfection"

Comme l'observe Walter Benjamin, "la mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter". La narration atteint la propre autorité de la mort, laquelle apparaît dans l'histoire naturelle où se situent les récits du narrateur avec "un retour aussi régulier que l'homme à la faux dans les processions qui défilent à midi autour du cadran de la cathédrale". C'est justement pour cette raison que l'impulsion intime à raconter des histoires ne peut surgir que de la reconnaissance de l'autorité souveraine exercée par le temps qui, limité, ne retourne jamais sur ses pas et par le reflet dans cette absence d'horizon - avec lequel Emmanuel Lévinas esquisse les contours de la mort - qui saisit chaque homme, le soumettant à la violence absolue et à l'homicide de la nuit.
Dans son projet History of Violence, Claudio Cravero fait sienne la précieuse dyade mort-narration, l'articulant de façon à remplir chromatiquement cet interstice émotif qui se situe entre l'exorcisme de la mort par refoulement et la spectacularisation médiatique de la violence. Cravero est conscient de l'indifférence et de la retenue à réunir occasionnellement refoulement et spectacularisation, instruments avec lesquels la mort est quotidiennement banalisée, anesthésiée. En même temps, il ressent l'exigence de ne pas éluder sa très personnelle obsession de la mort, donc de donner forme au momento mori et de prendre en charge le poids de la limpidité, ce qui est nécessaire quand on décide de pactiser avec l'idée de fin. Il construit donc ses histoires photographiques, situées surtout dans l'intimité familiale, à travers corps sans visage où des poses décomposées affleurent — d'une façon non fortuite — une grâce quasi érotique, et dans silences raréfiés où l'atrocité implicite ou suggérée par la présence de l'arme du crime est apaisée et — en même temps — exaspérée par l'exubérance vitale des couleurs : le rouge flamboyant d'un peignoir près d'un bras pendouillant, le bleu léger des draps froissés et les rideaux roses du mood de l'adolescence près du corps décédé, et encore, le vêtement blanc laiteux d'une femme sans vie dont les canons esthétiques semblent être ceux des Grecs du kalòs kai agathòs.
History of violence suit un canevas philosophique bien délimité : la mort consolide la vie en elle-même, elle atteste de la présence d'un lien invisible — mais de fait parfaitement tangible dans la réalité — entre toutes les actions sensibles et spirituelles qui passent à travers le monde humain et la nature. Comme le dit Shelling, la mort n'est autre que le sceau de la perfection : au moment où elle met fin à une vie particulière, elle la porte à son achèvement, à sa perfection, elle en trace les contours qui la rendent ce qu'elle est. Quand on doit délimiter une route — observe Eugène Minkowski — on plante beaucoup de piquets pour arriver à celui qui se révèle être le dernier : c'est le seul qui compte et au moment de le planter "tous les autres pointent du sol comme par enchantement pour marquer tout le chemin parcouru". Malgré cela, la mort joue dans la vie le rôle que le rideau joue au théâtre : comme au théâtre c'est le baisser de rideau qui averti le spectateur que le spectacle est terminé et qui le met en état de comprendre le sens du spectacle qu'il vient de voir, ainsi dans la vie c'est la mort qui tient lieu de rideau, marquant la fin ; pas dans le sens qu'il interrompt une vie qui est donnée, "mais dans le sens — continue Minkowski — qu'il apporte avec lui la notion d'une vie, notion qui réunit en une seule unité synthétique tout ce qui a précédé cette mort. Ce n'est pas par la naissance mais c'est avec la mort qu'on devient une unité, un homme". À travers ses photographies, Cravero protège cette unité et il le fait par-dessus tout en réservant au corps une attention spécifique, par moment morbide. Le leitmotiv de toutes les images est la conscience que la voie du refoulement et de la spectacularisation ne peut que porter à la représentation du corps comme une chose homologue aux autres, la copie en série d'un modèle dont les règles sont dictées par le fonctionnement et par le contrôle. L'unité se désarticule, le spectacle reste privé de son rideau, la violence s'intensifie et — en même temps — devient apathique : la narration perd de son sens. Malgré cela, le photographe turinois parcourt une voie alternative : il y a une trame spirituelle qui unit concepts et passions dans chaque geste narratif — autorisé par la mort comme source de tensions, apories et stratifications multiformes d'état d'âme — et ceci est rendu particulièrement visible, par exemple, au moment où l'on est pris au piège par l'inquiétante raréfaction du langage dans la pièce du mort et par l'érotisme bipolaire du corps inerte privé de son identité. Dans un corps privé de vie, attraction et répugnance — signes caractéristiques de la corporéité pour Horkheimer et Adorno et concepts dominants dans History of Violence — trouvent leur équilibre harmonieux. Attraction pour un corps à nouveau immaculé, qu'il soit nu ou vêtu, dont les contours adhérent à la sacralité de ce silence primordial par lequel la mort fait sienne l'ambiance du foyer, maintenant autistique et insonorisé, annulant dans l'immobile perfection de ses profils l'atrocité avec laquelle il a été profané. Ceci ressort clairement sur les photographies prises à l'intérieur des espaces familiaux : celles où les cadavres sont inanimés près du lit tout comme dans celles situées dans la salle de bains ou dans un bureau privé, près d'un vieux piano par exemple. Répugnance pour son incoercible impudicité organique à la suite des transformations biologiques et chimiques amorcées avec la décomposition instantanée : "la vie est production de cadavres" (Walter Benjamin), comme le démontrent non seulement les pertes de parties du corps inerte, mais aussi les processus de sécrétion et de purification subis par le corps en mouvement. Même si Cravero voile une telle impudicité, faisant en sorte que le corps apparaisse intact au spectateur, la répugnance résulte d'une sorte de registre caché comme le démontre cette sensation soudaine qui monte lentement le long du corps de celui qui regarde les photos ; je pense, par exemple, à l'image du cadavre torse nu, étendu — l'arme du crime à la main — sur le carrelage d'une terrasse qui symbolise presque un retour au contexte naturel qui sert de toile de fond.
Dans cette dialectique d'attraction et de répugnance se reflètent l'ambivalence ontologique de la vie et sa violence intrinsèque. Tout ce que le narrateur Cravero raconte sur la mort retrouve sa sanction vitale dans une telle dialectique et chaque corps sans visage immortalisé devient une unité en tant que "souvenir de la terre" (G.T. Fechner) ; d'où suivent l'impitoyable évidence de l'atrocité de la faux brandit et le flux discontinu et ambigu d'une vie qui ne pourra pas éviter de mourir. Au fond, comme le pense Jean Baudrillard, la mort n'est jamais une décadence mais une nuance de la vie. Et chaque photo de History of Violence semble avoir assimilé cette pensée, hybridant la terreur de la violence avec la douce sérénité de l'ambiance familiale.

Davide Sisto
Chercheur en philosophie théorétique
Département de Philosophie et des Sciences de l'Éducation
Université de Turin




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